La sardine arrive le soir

Il y a cent ans, à Douarnenez, Finistère, lors de l’hiver de 1924, le vent tourna pour les étêteuses, emboîteuses, sécheuses, saleuses, cuiseuses, etc., ces sardinières qui devaient se mettre au travail en fin de journée à l’arrivée des pêcheurs, car ce poisson est fragile et il faut le travailler rapidement ; il y avait des dérogations gouvernementales pour le travail de nuit de ces ouvrières mal payées et dont les patrons, partisans d’une certaine « liberté du travail », héritiers de mentalités « négrières » – nous sommes dans un port –, voulaient ignorer le code du Travail. Le jour, il restait aux sardinières à faire le ménage, à nourrir la famille, s’occuper des enfants et ramender les filets de pêche des maris ou des frères. Rappelons que ces femmes pouvaient être embauchées à l’usine de 8 à 80 ans et travailler jusqu’à dix-huit heures d’affilée :

« On chantait pour ne pas dormir ! »

Après la prière en breton (Kyrie eleison : « Seigneur, prends pitié ! »), on passait aux chants folkloriques et quelquefois à des chants révolutionnaires.

Vingt ans auparavant, en février 1905, une première grève, menée par Angelina Gonidec, de concert avec les soudeurs, avait obtenu que les salaires soient comptés à l’heure et non plus au mille de sardines traitées ; cela ajouté à la création d’un syndicat exclusivement de femmes confié à Eulalie Belbéoc’h (1850-1926).

Le récit de cette action nous est donné à partir d’un petit livre de 27 pages – Une belle grève de femmes (Librairie de L’Humanité), même titre que celui ici chroniqué –, écrit par Lucie Colliard, une militante communiste, et publié en 1925 ; et, en 1990, à partir de témoignages de sardinières recueillis par Anne-Denes Martin (Les Ouvrières de la mer, L’Harmattan, 1994). Sans compter divers documents recueillis çà et là.

Qu’est-ce qui, à l’usine Carnaud, ce 21 novembre 1924, provoqua le sursaut, le ras-le-bol, des sardinières ? C’est le mépris, le refus d’un contre-maître de recevoir une délégation d’ouvrières qui réclamaient une augmentation de 25 sous de l’heure. Sans doute, le temps y était aussi pour quelque chose dans la colère qui montait : des pêcheurs, dont un mousse, venaient de se noyer dans une mer en furie. Par ailleurs, des sardinières avaient été mises à pied dans une autre usine.

À plus de 2000, les femmes vont donc se retrouver à manifester dans les rues, dans une révolte festive, en chantant bien sûr, tout en portant la parole dans les autres usines.

Il faut dire qu’elles eurent alors l’appui d’un anarchiste devenu maire communiste de Douarnenez, Daniel Le Flanchec, un brillant orateur ; ce dernier fera jouer tous ses contacts, toutes ses relations politiques. Pour resituer le contexte, mentionnons que nous ne sommes pas loin du congrès de Tours de 1921 et des espoirs d’une révolution sociale.

Ainsi débarqueront à Douarnenez Charles Tillon, Lucie Colliard, tous deux de la CGTU, Marcel Cachin, député de la Seine. D’autres noms célèbres furent aussi de la partie. La solidarité financière de Paris sera forte ; en Bretagne, une solidarité économique s’étendra à la région entière ; à Douarnenez, la distribution de cinq cents repas midi et soir s’organisera ainsi que la mise en place d’une crèche pour les enfants ; l’ensemble permettra de tenir six semaines, longueur de temps auquel ne s’attendaient pas les sardinières qui s’instruisirent ainsi, dans l’action, de la nécessité du rapport de force sans que, de leur part, la violence contre les personnes soit nécessaire.

Ce qui fera basculer l’histoire, qui pouvait déboucher sur un succès comme sur un échec, ce fut l’entêtement d’un patronat objectivement sans pitié et qui embaucha des briseurs de grève, des malfrats bien payés, piliers de bistrot, qui, un soir, ne supportant pas Daniel Le Flanchec chantant L’Internationale, tirèrent sur lui un coup de revolver tout en blessant également deux autres personnes. Le Flanchec, la gorge en sang, s’en tirera.

L’événement prit alors une ampleur nationale. Un ministre recevant tour à tour la délégation patronale et celle des ouvrières en perdit sa réserve en déclarant à ces dernières :

« Vos patrons sont des brutes et des sauvages. »

Un rapport de police donnera les briseurs de grève, « complètement ivres », comme responsables des événements et, lors des négociations qui suivirent, les sardinières obtinrent satisfaction sur toutes leurs revendications : victoire complète !

Ce récit a retenu de ces femmes quelques noms, comme celui de Joséphine Pencalet qui devint la première conseillère municipale française, mais, quant aux autres, il ne reste que des prénoms, effet de la phallocratie historienne.

Anne Crignon, Une belle grève de femmes,
les Penn sardin, Douarnenez, 1924,

Libertalia, 2023, 168 p.

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