Le sabotage

Victor Cachard, dans son Histoire du sabotage(éditions Libre, 2022) propose plusieurs origines à cette pratique : tout d’abord le travail grossier, cochonné, bâclé, à la va-vite, à la façon de la taille des sabots de bois à l’ancienne, action pouvant être associée au « grain de sable roublardement fourré dans l’engrenage minutieux pour que la machine reste en panne » ainsi que l’écrit Émile Pouget (Le Sabotage, réédité par Nada, 2021, suivi de « Le parti du travail »).

Ou, encore, le « ca’ canny », aller doucement, ne pas travailler à n’importe quel prix : « à mauvaise paye, mauvais travail ».

Il précisera ensuite que le sabotage se définit avant tout par l’opposition du travail face à sa marchandisation et par l’exigence de sa « juste rémunération » ; il s’agit d’ajuster la qualité du travail à la mesure du salaire accordé.

J. C. Scott (La Domination et les arts de la résistance, Amsterdam éd., 2009) est cité quant aux « stratagèmes discrets et pratiques visant à minimiser l’appropriation », nommant ainsi le chapardage, la perruque, le maraudage, l’ignorance feinte, le tirage au flanc, la production souterraine, les incendies volontaires, la fuite, le braconnage, le glanage, les champs clandestins, etc.

En littérature, on pourra s’attarder sur la sorte de sabotage du « je préférerais ne pas » ou « j’aimerais mieux pas » du Bartleby de Melville – surcroît de passivité ou excès de zèle ? –, censé réduire « à l’impuissance l’employeur pantois ».

Cachard donne dans son livre un historique avec la description d’une évolution vers des actions de moins en moins violentes :

« Le sabotage naît dans les milieux anarchistes à la fin du XIXe siècle comme une résistance au travail et une alternative aux poseurs de bombes. »

Il s’agit alors de promouvoir la force créatrice de l’autonomie ouvrière en unissant le collectif à l’individu, cela par l’action directe, le boycottage, la grève générale et… le sabotage.

Il s’agit d’un acte militant qui s’adapte aux nouvelles dispositions du capitalisme industriel et de l’État réformiste avec une répression policière toujours forte, mais tempérée par une certaine clémence pénale. Ainsi le procès des Trente d’août 1894, devant la cour d’assises de la Seine, pour association de malfaiteurs en application des « lois scélérates », verra la quasi-totalité des inculpés anarchistes acquittés.

Si Cachard donne un texte très nourri de la période qui précède le syndicalisme révolutionnaire, il va s’efforcer d’être plus théorique quand il voudra définir le sabotage :

« Entre un engagement total au travail et une douce passivité, il existe toute une nuance de quasi-implication, de presque participation et de demi-intervention » ; associant au saboteur le consommateur par l’exercice du boycott.

Cependant, dans la dernière partie, couvrant la période de 1886 à 1910, l’accent est mis sur le fait que l’arrêt du travail n’est pas suffisant pour l’aboutissement d’une grève, ajoutant que la tactique du sabotage « sous ses formes anodines et vierges de violences » peut être aussi redoutable que la brutale mise à mal de l’outillage.

Par ailleurs, en faisant la distinction, heureuse, entre force et violence, Cachard cite Mario Tronti (La Politique au crépuscule, éditions de l’Éclat, 2000) qui écrit que « celui qui a la force n’a pas besoin de violence », idée qui mériterait d’être développée.

Et c’est Cachard encore qui écrit que le livre Comment nous ferons la révolution, de Pouget et Pataud, « témoigne d’un refus permanent de la violence » ; de violence contre les gens, bien sûr, et que lorsqu’il s’agit de procéder aux manœuvres de sabotage, on ne le fait qu’« après avoir naturellement pris toutes les précautions pour qu’il n’arrivât point d’accidents de personnes ».

Pour en revenir à l’actualité, Le Monde du 23 décembre 2023 rappelle le combat des Soulèvement de la Terre qui « a opéré une synthèse entre deux courants aux cultures distinctes, fusionnant lutte pour le vivant et combat anticapitaliste », où nous voulons voir une continuation de l’histoire décrite par Cachard. Et c’est dans la même veine que se situent Les Faucheurs volontaires qui détruisent les parcelles d’essai transgéniques et de cultures d’OGM en plein champ, acte de sabotage s’il en est en toute non-violence.

Car c’est dès aujourd’hui qu’il faut agir et mettre en œuvre « présentement, des espaces de vie », expression de Gustav Landauer que rappelle Anatole Lucet dans Communauté et révolution chez Gustav Landauer (Klincksiek, 2023).

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